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samedi 31 mars 2018

Lettre à ma fille


Petite fille,

Aujourd’hui c’est vraiment l’hiver ici, la température passe en dessous de 0 degrés. Ton frère est au ski, il doit se régaler avec un grand soleil et -16 degrés. J’ai regardé chez toi, il fera 41 degrés au plus chaud de la journée. Sans doute que les nounous vous mettront des bassines d’eau comme nous l’avons vu sur des photos.

Quand nous avons appris ta venue prochaine, il y a déjà 4 mois, je me suis dit que ça allait être insupportable de t’attendre. Je me demandais comment supporter de vivre ici dans l’opulence alors que tu es là-bas manquant de tout. Mon cerveau ne pouvait pas concilier d’être à la fois à 12 heures de trajet de toi, et à 12 mois de faire ta connaissance.

D’ailleurs, j’ai du mal à t’appeler ma fille pour le moment. Je ne suis pas près de toi pour te donner à manger quand tu as faim, pour te prendre dans mes bras quand tu te fais mal, ou pour te chanter une chanson pour t’endormir. Nous connaissons ton nom et ton visage, mais pas ta peau ni ton regard ; il me semble que nous ne méritons pas encore d’être désignés comme tes parents.

Pourtant c’est finalement avec joie que nous t’attendons. Nous avons vu que tu étais bien soignée là où tu es. Tu dois bien manger, tu es potelée. Tu dois avoir des nounous qui prennent le temps, tu es bien coiffée. On te voit dans des bras, tu as presqu’une vingtaine de copains copines qui sont comme autant de frères et sœurs puisque vous vivez ensemble.

Nous avons compris que ce dont tu as besoin, ce sont des parents qui font les choses dans l’ordre et qui acceptent les contingences du monde, et pas des parents qui se laissent briser le cœur par leur imagination ou ronger par leur culpabilité. Nous sommes heureux que ton pays nous demande de subvenir à tes besoins en t’attendant.

Nous nous préparons doucement et nous trompons l’attente. Ton papa a entrepris d’arracher la haie à la main. J’ai commencé sur le mur du jardin une fresque que je ne finirai jamais. La maison entière est en travaux pour préparer ta venue : rotation des chambres, tri des placards, nouveaux aménagements… surtout ne pas finir trop rapidement !

Ton papa et moi avons trié le grand tas rose : entre les affaires de ta cousine et des copines, plus les bricoles qu’on trouve nous-mêmes, tu ne manqueras de rien. Je garde jalousement une boite avec des petits trésors que je te réserve, des objets très anciens et d’autres anodins, des petits personnages choisis avec soin, des jolies choses en bois.

Pour éviter de te surcharger les neurones j’ai fait une sélection drastique de livres et de jouets qui auront le droit d’aller dans ta chambre. Le reste est au sous-sol. Je ne me fais pas d’illusion : si ça tient jusqu’au lendemain de ton arrivée sans que ton frère aille t’en repêcher la moitié, ce sera déjà bien beau.

Il parle souvent de toi, et lève les yeux au ciel en imaginant que tu vas le suivre partout et qu’il ne sera plus jamais tranquille. Ne te fie pas à ses remarques bourrues : il n’attend que ça. Je suis sûre qu’après ton arrivée il n’aura plus peur de rester à la maison sans nous, car tu seras là et c’est la solitude qu’il craint, plus que les prétendus cambrioleurs.

Nous t’attendons dans la joie, mais non sans questions. Nous en savons si peu sur toi. Pourtant, on est en 2018 : nous avons la chance d’avoir reçu beaucoup de photos et même quelques petites vidéos. Mais à nos questions sur toi, on nous répond : elle est mignonne, pour le reste elle est trop jeune pour avoir un caractère – car les personnes qui rédigent cela ne sont pas celles qui vivent avec toi.
Alors c’est difficile d’éviter que nos cerveaux remplissent les blancs. On te dit discrète ; sais-tu seulement parler ? On t’entend pleurer ; es-tu inconsolable ? Tu ne souris pas ; mais peut-être danses-tu ? Tu tiens souvent l’autre petite fille qui a ton âge par l’épaule, nous pardonneras-tu de vous séparer ?

Nous t’attendons dans la joie, mais aussi la peur au ventre. La semaine dernière j’ai entendu aux informations un drame dans ton pays ; 15 minutes après je me suis coincé le doigt dans une porte. Que les hommes se tiennent tranquilles ! Surtout, que la guerre ne vienne pas se mettre entre nous.
Encore un peu de patience, petite fille. Mais c’est à moi-même que je devrais dire cela, car tu ne nous attends pas encore, et c’est tant mieux, car que peut signifier une attente si longue dans une petite tête de deux ans ? Dans quelques mois nous aurons le droit de t’envoyer des petits cadeaux et des photos de nous. Tu sauras alors que quelque chose se trame. Comprendras-tu que nous pensons à toi ? Reçois-tu déjà les ondes de nos prières ?

A bientôt, petite fille, ma poussinette.
M.

2 commentaires:

  1. Chère M., merci d'avoir partagé cette lettre si personnelle et si touchante. Quel respect pour votre petite fille. Votre retenue est tout à votre honneur. Votre poussinette a beaucoup de chance d'avoir des parents si sensibles et si ouverts. Je vous souhaite une très belle rencontre et la vie de famille que vous méritez.

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  2. Merci Marianne, votre commentaire me touche !

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