Petite fille,
Aujourd’hui c’est vraiment l’hiver ici, la température passe en
dessous de 0 degrés. Ton frère est au ski, il doit se régaler avec un grand
soleil et -16 degrés. J’ai regardé chez toi, il fera 41 degrés au plus chaud de
la journée. Sans doute que les nounous vous mettront des bassines d’eau comme
nous l’avons vu sur des photos.
Quand nous avons appris ta venue prochaine, il y a déjà 4
mois, je me suis dit que ça allait être insupportable de t’attendre. Je me demandais
comment supporter de vivre ici dans l’opulence alors que tu es là-bas manquant
de tout. Mon cerveau ne pouvait pas concilier d’être à la fois à 12 heures de
trajet de toi, et à 12 mois de faire ta connaissance.
D’ailleurs, j’ai du mal à t’appeler ma fille pour le moment.
Je ne suis pas près de toi pour te donner à manger quand tu as faim, pour te
prendre dans mes bras quand tu te fais mal, ou pour te chanter une chanson pour
t’endormir. Nous connaissons ton nom et ton visage, mais pas ta peau ni ton regard ;
il me semble que nous ne méritons pas encore d’être désignés comme tes parents.
Pourtant c’est finalement avec joie que nous t’attendons. Nous
avons vu que tu étais bien soignée là où tu es. Tu dois bien manger, tu es
potelée. Tu dois avoir des nounous qui prennent le temps, tu es bien coiffée.
On te voit dans des bras, tu as presqu’une vingtaine de copains copines qui
sont comme autant de frères et sœurs puisque vous vivez ensemble.
Nous avons compris que ce dont tu as besoin, ce sont des
parents qui font les choses dans l’ordre et qui acceptent les contingences du
monde, et pas des parents qui se laissent briser le cœur par leur imagination ou
ronger par leur culpabilité. Nous sommes heureux que ton pays nous demande de
subvenir à tes besoins en t’attendant.
Nous nous préparons doucement et nous trompons l’attente. Ton
papa a entrepris d’arracher la haie à la main. J’ai commencé sur le mur du
jardin une fresque que je ne finirai jamais. La maison entière est en travaux
pour préparer ta venue : rotation des chambres, tri des placards, nouveaux
aménagements… surtout ne pas finir trop rapidement !
Ton papa et moi avons trié le grand tas rose : entre les
affaires de ta cousine et des copines, plus les bricoles qu’on trouve
nous-mêmes, tu ne manqueras de rien. Je garde jalousement une boite avec des
petits trésors que je te réserve, des objets très anciens et d’autres anodins,
des petits personnages choisis avec soin, des jolies choses en bois.
Pour éviter de te surcharger les neurones j’ai fait une
sélection drastique de livres et de jouets qui auront le droit d’aller dans ta
chambre. Le reste est au sous-sol. Je ne me fais pas d’illusion : si ça
tient jusqu’au lendemain de ton arrivée sans que ton frère aille t’en repêcher
la moitié, ce sera déjà bien beau.
Il parle souvent de toi, et lève les yeux au ciel en imaginant
que tu vas le suivre partout et qu’il ne sera plus jamais tranquille. Ne te fie
pas à ses remarques bourrues : il n’attend que ça. Je suis sûre qu’après
ton arrivée il n’aura plus peur de rester à la maison sans nous, car tu seras
là et c’est la solitude qu’il craint, plus que les prétendus cambrioleurs.
Nous t’attendons dans la joie, mais non sans questions. Nous
en savons si peu sur toi. Pourtant, on est en 2018 : nous avons la chance
d’avoir reçu beaucoup de photos et même quelques petites vidéos. Mais à nos
questions sur toi, on nous répond : elle est mignonne, pour le reste elle
est trop jeune pour avoir un caractère – car les personnes qui rédigent cela ne
sont pas celles qui vivent avec toi.
Alors c’est difficile d’éviter que nos cerveaux remplissent
les blancs. On te dit discrète ; sais-tu seulement parler ? On
t’entend pleurer ; es-tu inconsolable ? Tu ne souris pas ; mais
peut-être danses-tu ? Tu tiens souvent l’autre petite fille qui a ton âge
par l’épaule, nous pardonneras-tu de vous séparer ?
Nous t’attendons dans la joie, mais aussi la peur au ventre.
La semaine dernière j’ai entendu aux informations un drame dans ton pays ;
15 minutes après je me suis coincé le doigt dans une porte. Que les hommes se
tiennent tranquilles ! Surtout, que la guerre ne vienne pas se mettre
entre nous.
Encore un peu de patience, petite fille. Mais c’est à moi-même
que je devrais dire cela, car tu ne nous attends pas encore, et c’est tant
mieux, car que peut signifier une attente si longue dans une petite tête de
deux ans ? Dans quelques mois nous aurons le droit de t’envoyer des petits
cadeaux et des photos de nous. Tu sauras alors que quelque chose se trame.
Comprendras-tu que nous pensons à toi ? Reçois-tu déjà les ondes de nos
prières ?
A bientôt, petite fille, ma poussinette.
M.